Exercice de mémoire

Exercice de mémoire

lun, 26/02/2024 - 09:23
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J'entendais ce matin sur TV5 à l'émission LA GRANDE LIBRAIRIE, l'énoncé suivant :   Écrire, c'est déposer hors de soi ses expériences.

Éventuellement, on pourrait déposer ainsi les expériences d'une vie entière sur papier ou autrement, sur une toile, une scène de théâtre, une portée musicale, une carrière en enseignement, etc. Que sais-je? Or, il se trouve que l'existence, à travers tous les événements vécus, impose ses interférences à notre mémoire par le foisonnement d'images, d'études, de réflexions, de lectures, de pratiques régulières, de deuils, de naissances, de ruptures, de tranches de vie, d'étapes cruciales, de choix déterminants, voire d’épiphanies. C'est ainsi que la vie se pare de toutes les couleurs, claires ou sombres et inversement.

Toutes ces expériences vécues, jamais les mêmes, toujours nouvelles, réforment notre regard. Elles contribuent à l'élargissement de notre conscience, la modulant en des inflexions qui nous font gagner en souplesse et ainsi relativiser leurs impacts sur notre objectivité grâce à ce qu'elles ont pu nous apporter en termes de richesses intérieures capables de nous révéler à nous-mêmes par la compréhension en profondeur de ce que nous avons pu retenir et que nous pourrions éventuellement déposer hors de nous-mêmes. C'est précisément ce que je me propose de faire ici-même.

Notre mémoire, à la lumière de toutes les découvertes et de toutes les déductions que nous sommes appelés à faire, évolue quant à la perception que nous avons des événements passés. C'est ainsi que nous sommes appelés à nous transformer et à nous adapter, d'année en année, de décennie en décennie pour devenir ce que nous sommes aujourd'hui, en principe de meilleurs humains, mieux éclairés, capables de résister à la subjectivité pour atteindre une vision plus juste de la réalité vécue. Cela ne se traduit pas forcément par de l'indulgence ou de la tolérance, mais bien par ce qu'apporte la perspective du temps qui passe et des révélations qui nous sont faites si on a la présence de les recevoir.

Voici un exemple probant :

Ado, j'ai de manière soudaine perdu mon père décédé à l'âge de cinquante-quatre ans. Qu'ai-je pu retenir de lui après des décennies d'absence? Entre autres, que c'était un mineur polyglotte qui allait au boulot à bicyclette. Un homme sans malice qui avait étudié au séminaire et qui savait rendre service, qui aimait l'astronomie, les outils antiques et les livres, qui recherchait la qualité en toutes choses. Père de cinq enfants, il était plutôt sévère, avec des principes d'un autre âge et que la fatigue rendait irritable. Originaire de l'Outaouais, il était unioniste et fédéraliste. Il a construit lui-même sa maison. Elle était solide, entourée d'une clôture et dotée d'un vaste sous-sol fenestré. Il en était fier et la faisait visiter à qui voulait. De lui, je crois avoir hérité l'honnêteté, l'amour des livres, d'un magnifique coffret de quarante-huit crayons de couleur qu'on m'a volé à l'école trois mois avant son décès (il ne l'a jamais su). Grâce à lui, j'ai gardé l'amour du dessin et de la cueillette de petits fruits : en saison, il invitait les voisines aux bleuets avec tous les enfants du voisinage. Enfants, nous ne pouvions être libres de jouer que lorsque nous avions rempli nos casseaux. Nous revenions en fin de journée, mon père chargé de paniers pleins à raz-bord, pendus à une perche sur ses épaules... C'était lui, tel que je me le rappelle à son meilleur et je suis consciente que bien que brève, ma description reste teintée d'amour et de respect.

Pourtant, je ne crois pas que l'image que j'ai gardée de lui m'ait influencée. J'admets lui ressembler plutôt dans sa simplicité, dans le regard indulgent qu'il posait sur le monde et dans ce choix de vouloir vivre pour autre chose que l'argent. Ce sont les années sans lui qui le restituent intact à ma mémoire, l'idéalisation n'étant pas exclue du parcours... En effet, s'il avait vécu davantage, je ne peux présumer de nos interactions, compte tenu des valeurs propres à chacun. Le temps fait son œuvre.